Emma ou la quête difficile du bonheur

Publié le 17 Septembre 2015

Emma ou la quête difficile du bonheur

Madame Bovary, le roman de Gustave Flaubert, qui s’en souvient ? Qui l’a lu jusqu’au bout sans mourir d’ennui ? Vous vous dites sûrement avec raison que ce roman n’a rien à nous dire. Eh bien, détrompez-vous car je l’ai relu l’an passé pour des raisons professionnelles et j’ai découvert que nous avons tous en nous une Emma Bovary. Nous rêvons de caresser les objets que nous n'avons pas. Nous désirons ce qui nous échappe et nous courons vers le bonheur en nous laissant leurrer. Avoir des choses, c'est la passion de l'homme moderne. Flaubert a très bien décrit dans son roman cette fuite en avant, cette maladie du désir qui réclame toujours plus de consommation, toujours plus de croissance et toujours plus de dette. Nous ne sortons pas de ce cercle infernal. Emma veut plaire à ses amants, elle veut les plus belles robes et c’est le personnage de Monsieur Lheureux qui lui procure les choses dont elle rêve. Monsieur Lheureux est malin comme un diable, il incarne la nouvelle société de consommation. Usurier ou tailleur comme il vous plaît, il promet le bonheur avec un large sourire, il tisse patiemment la toile dans laquelle Emma va lamentablement s’empêtrer. Au fond, Lheureux, c’est un paradoxe vivant, c’est l’oiseau de malheur qui guette sa proie. En voulant trop et en confondant l'être et l'avoir, Emma court à la catastrophe. Criblée de dettes, elle préfère se suicider plutôt que d'affronter la dure réalité. Nous aussi, nous risquons de nous écraser dans un mur si nous n'ouvrons pas les yeux.

Nos sociétés démocratiques se sont pourtant construites sur cette promesse d’une croissance indéfinie. Tout le monde veut acquérir sa voiture, sa télé, sa machine à laver... Le miracle de la société industrielle a été de donner à tous ce rêve – ou cette illusion ! – de pouvoir s’élever au-dessus de sa situation. Les promesses ne manquent pas. Depuis le temps de Flaubert, nous avons multiplié les possibilités de bonheur. Les progrès sont fantastiques. La ruée vers le plaisir est sans fin. Le mirage est devant nous et nous courons toujours.

Flaubert est un visionnaire : il observe dans ses prémices l’emballement de la société de consommation alors que les églises se vident. Le veau d'or s'est installé sur l'autel. Plus personne ne veut parier sur le jugement dernier. Plus question d'attendre en se croisant les pouces. Le désir est une mécanique qui nous propulse dans une vie intense semée de pièges et d'embûches. Emma l'a bien compris mais elle est une femme. Elle devra attendre encore une centaine d'années avant d'avoir les mêmes droits que les hommes : faire des études, disposer de son corps et surtout d'une carte de crédit à plafond limité.

Le roman de Flaubert publié en 1857 nous raconte les débuts du monde moderne et nous sommes aujourd'hui tous comme Emma, nous cherchons le bonheur désespérément. Comment se fait-il qu’il nous échappe alors qu’il s’affiche à tous les coins de rue ?

Cette question intéresse bien sûr les économistes qui ont crée une discipline appelée l’économie du bonheur. Cette discipline tente de mesurer la manière dont les gens perçoivent leurs expériences et la satisfaction qu’ils retirent de leur participation à la vie économique et sociale. Cette démarche complète la méthode classique qui mesure les transactions sur le marché afin de nous renseigner sur ce que les gens ont voulu faire et ce qui leur plaît : le diplôme, l’emploi, la taille du foyer, le logement, le niveau des revenus sont pour la méthode classique des critères objectifs de réussite sociale.

L'économie du bonheur essaye d'aller plus loin en allant glaner des informations supplémentaires qui sont de nature non pas objectives mais subjectives. Elle permet de saisir des choses qui n’ont pas de prix sur le marché mais qui sont importantes pour la vie collective.

Cette économie du bonheur s'appuie sur de grandes enquêtes qui ont permis de mettre en évidence certaines structures du bonheur. On sait aujourd’hui qu’il décroît à la fin de l’adolescence, qu’il atteint un minimum vers 45 ans – un âge qui correspond au pic des suicides – et remonte ensuite. On sait aussi que dans les pays développés, les femmes sont plus heureuses que les hommes. Et que la vie en couple, la religion et les relations sociales augmentent le bonheur.

Cette discipline s’est considérablement développée avec les travaux d’un démographe et économiste américain, Richard Easterlin : il est le premier à avoir posé la question de savoir, selon son expression, si « l’augmentation du revenu de tous permettrait d’augmenter le bonheur de tous », c’est-à-dire si la forte croissance de l’après-guerre a rendu les gens plus heureux. Ses études ont montré que non : entre 1947 et 1970, la croissance n’a pas augmenté le bonheur moyen des Américains. Ce paradoxe a ouvert un large débat : si les agents économiques sont rationnels, pourquoi dépensent-ils tant d’énergie à nourrir une croissance qui ne les rend pas plus heureux ?

Richard Easterlin fournit deux explications. La première, c’est que tout est relatif. Ce qui compte, pour la plupart des gens, c’est de faire mieux que leur groupe de référence – leur famille, leurs collègues, leurs voisins. Cette passion de la rivalité, qui est le moteur de l’économie de marché, conduit à une impasse : les gens ont beau atteindre un niveau de confort et de consommation plus élevé, ils n’en retirent pas de satisfaction car ce qui compte, pour eux, c’est l’écart qu’ils constatent avec leurs proches. La deuxième explication avancée par Easterlin, c’est l’adaptation. Les aspirations évoluent avec le niveau de vie : dès que les gens ont atteint un objectif, ils en formulent un nouveau qu’ils ne sont pas sûrs d’atteindre. Du coup, l’écart entre ce qu’ils ont et ce à quoi ils aspirent n’est jamais comblé, ce qui amoindrit leur bonheur. Selon Easterlin, ce sont les interactions sociales qui détruisent les bénéfices de la croissance.

Les travaux d’Easterlin ont ouvert un vaste champ de recherche : la liberté, la sécurité, le confort matériel et la croissance entraînent une augmentation du bonheur individuel. Elles ont également révélé que pendant les périodes de croissance, le bonheur s’homogénéisait – le niveau de satisfaction est de plus en plus resserré autour de la moyenne – alors que pendant les périodes de récession, les écarts entre les individus se creusent. La croissance ne suffit peut-être pas à rendre les gens heureux, mais elle crée de la cohésion et rapproche le destin des citoyens dans le domaine du bien-être. Cela est sans doute lié au fait que la croissance moderne développe les biens publics matériels (le système de santé, l’école, les routes) mais aussi les infrastructures immatérielles (les libertés civiles, l’égalité hommes-femmes ou la liberté d’expression).

Ces études nous donnent des pistes mais elles ne délivrent pas les secrets du bonheur. La notion est en effet toute relative. Le bonheur aime qu’on lui court après mais personne ne réussit à l’attraper. Le phénomène est par nature éphémère. Plus globalement, deux constats s’imposent : la croissance ne rend pas plus heureux, plus paradoxal, le développement de la société de consommation s’accompagne du recul de la religion alors que les enquêtes montrent que celle-ci rend heureux. Emma ne va plus à l'église, elle a perdu la foi et un vide s'installe en elle. La possession d'objets, les progrès techniques, le confort de la vie moderne ne comblent pas ce vide. Houellebecq dans ses romans raconte la même histoire désenchantée. Je le cite : «La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs: l’homme du supermarché ne peut organiquement être l’homme d’une seule volonté, d’un seul désir. D’où une certaine dépression du vouloir chez l’homme contemporain; non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire de plus en plus; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d’un peu criard et piaillant.»

Comme lorsqu’il s’agit de choisir une destination, le personnage houellebecquien gère mal l’approfondissement des gammes. Ce malaise est renforcé par le fait qu'il mette tout sur le même plan: le choix d’une marque de surgelés, une retraite dans un monastère ou un stage religieux new age, une virée en Irlande ou dans une boîte échangiste. Cette logique est poussée jusqu’au bout dans son dernier roman Soumission où la conversion simplifie la vie du personnage principal, un universitaire qui préfère se soumettre à l’islam par intérêt plutôt que de poursuivre l’exercice douloureux de la liberté. Le phénomène religieux fascine cet auteur et il observe avec un certain désespoir sa disparition programmée en Occident.

Pourquoi cette nostalgie ? Il est clair que la religion offre des réponses et qu’elle relie les hommes autour de croyances et de rituels. Emma, elle, a perdu le lien avec les autres. Elle a pourtant gagné en pouvoir d’achat. Elle a fait des études, elle serait aujourd’hui cadre commerciale dans une banque ou dans une grande surface. Comme elle ne supportait plus la balourdise de son mari Charles, elle a divorcé. Elle a un enfant, elle vit sa vie à cent à l’heure mais rien ne la comble vraiment. La société de marché la fragmente et nous sommes comme elle, isolés et fragmentés, criards et piallants. Rien ne soude les moments forts de nos existences. Je pense à ma naissance : personnellement, je n’ai pas été baptisé, cela ne m’empêche pas de dormir mais aucune cérémonie n’a accompagné ma venue dans ce bas-monde. C’est une secrétaire grincheuse qui m’a remis le bulletin qui accréditait ma réussite au bac : j’étais en retard car j’avais travaillé toute la journée pour me payer un voyage en Espagne. Le jour où j’ai été reçu au CAPES, ma mère qui avait sa tête des mauvais jours, m’a lancé : « T’as eu de la chance... ». Je pourrais allonger la liste et parler des enterrements qui sont devenus très discrets comme si dans nos sociétés policées la mort n’existait pas.

Au fond, ce qui préoccupent les écrivains comme Flaubert ou Houellebecq, c’est de comprendre le moteur de la civilisation quand la religion s’efface. Les spécialistes répondent que c’est la passion de la rivalité, le poète dira que c’est le désir, d’autres parleront d’épicurisme qui est une façon intelligente de le gérer et de le modérer. Flaubert comme Houellebecq nous disent au fond que sans religion, une civilisation est condamnée à une mort lente car le désir ne suffit pas, il offre des îlots de bonheur mais pas de communion, pas de force. Houellebecq avoue avoir raté sa conversion au catholicisme. Et quand il étudie le mouvement des galaxies, le fonctionnement des trous noirs, il ne peut pas s’empêcher de penser qu’une intelligence supérieure préside à ce merveilleux agencement. Je suis également tenté de faire des liens entre la beauté d’un corps en mouvement, la majesté des étoiles et des galaxies et la fulgurance d’un mot qui touche en plein cœur. Dans une société laïque, comment réaffirmer nos valeurs de solidarité ? Comment réintroduire du sacré dans les grands moments de la vie sociale ? Pendant l’Antiquité, les Grecs organisaient des concours de tragédies et de comédies qui impliquaient toute la cité. Ces concours pourraient être à nouveau institués dans toutes les écoles de la République. Il faudrait réintroduire des cérémonies ou des serments républicains par exemple à 18 ans quand on devient citoyen de plein droit ou à la fin des études pour marquer le passage à l’âge adulte. Il faudrait réapprendre à enterrer nos morts comme le fait Michel Rostain dans son récit Le Fils. L’écrivain, sidéré par la laideur et la froideur des obsèques qu’on lui propose, réinvente et sacralise de façon touchante et personnelle l’enterrement de son propre fils fauché à 20 ans par un virus.

Il ne s’agit pas d’imposer le sacré mais de lui donner plus de place en le réinventant. Il ne s’agit pas non plus de condamner la croissance et la consommation. Nous en avons besoin pour créer des emplois et préserver notre cohésion mais cela ne suffit pas pour nous réunir. Il faut peut-être se faire à l’idée qu’il n’y aura plus de croissance fabuleuse. Un développement plus lent, moins spectaculaire, plus respectueux de l’environnement et de la dignité humaine est possible et il s’impose dans le monde d’aujourd’hui comme l’affirme l’économiste Daniel Cohen dans son essai Le monde est clos et le désir infini. Dans un monde plus incertain mais plus solidaire, Emma trouvera plus d’apaisement si elle se ménage des temps de recueillement et de partage avec les autres, si elle prend le temps de lever la tête vers les étoiles, si elle va de temps en temps au théâtre et qu’elle en sort émue et transformée, si elle peut librement s’exprimer et s’épanouir dans sa relation avec les autres, si elle se sent appartenir à une communauté nationale, européenne et mondiale, si elle s’engage en fraternité avec et pour les autres.

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Rédigé par FR2

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