Humanisme, humanismes

Publié le 5 Janvier 2019

Humanisme, humanismes

La Franc-Maçonnerie (FM) est une société qui revendique des principes humanistes. Nous le savons tous, nous le ressentons tous, et nous tentons d’appliquer aussi bien que possible ces principes. Mais quels principes, en fait ? Qu’entendons-nous par « humanisme » ? Que mettons-nous derrière ce concept ? Quand on se pose cette question, j’ai l’intuition de savoir de quoi il s’agit mais je serais bien en peine si vous me demandiez une définition précise. J’irai même jusqu’à dire qu’il est fort probable que nous en ayons tous une définition différente. C’est Yuval Noah Yarari, dans son livre « Sapiens, une brève histoire de l’humanité », que nous sommes plusieurs à avoir lu, qui m’a mis la puce à l’oreille en soulignant qu’il existe plusieurs types d’humanismes modernes. Cet étonnement m’a poussé à me poser des questions, auxquelles je vais tenter de répondre ce midi. La première est bien sûr la question d’une définition de l’humanisme en tant que tel. On s’aperçoit rapidement que ce mot, cette notion évolue depuis la fin du Moyen-âge et qu’elle a connu de multiples évolutions. Jusqu’à devenir une notion diluée et fourre-tout dans laquelle chacun puise et pose ce qu’il peut. Je vais donc essayer de faire un peu le ménage en vous proposant quelques pistes. Le deuxième volet de mon travail aujourd’hui s’attache à savoir ce que la FM considère comme des valeurs humanistes. J’ai donc fouillé pour voir ce qui s’y trouvait. Et puis pour finir, il m’a semblé intéressant de poser la question de savoir ce que  moi je mets derrière ma tentative de définition de l’humanisme. Et peut-être même que vous pourrez compléter ou amender ma proposition.

         Tout d’abord, le mot humanisme a une histoire. Il est lui-même dérivé du mot homme, qui a donné aussi humain, humaniste et humanité. Au Moyen-âge, les érudits parle de studia humanitatis pour désigner l'étude de « ce qui caractérise l'être humain », puis l'expression litterae humaniores que l'on peut traduire par « enseignements profanes » qui s’oppose aux enseignements divins et sacrés. Lorsque le français supplante le latin en tant que langue usuelle apparaît le terme humanités, pour désigner les collèges dispensant l'enseignement des arts libéraux, qui correspondrait aujourd’hui aux sciences humaines et sociales, les lettres et les langues. On a appelé « humanistes » ceux qui avaient une bonne connaissance de ces disciplines. Le mot « humanisme » n’apparaît qu'en 1765, dans le journal Éphémérides du citoyen et signifie « amour de l'humanité ». Il reste toutefois inusité pendant plusieurs décennies car il est concurrencé par le mot « philanthropie », lui-même attesté plus de 200 ans plus tôt à partir de 1551.

Les pierres angulaires historiques de l’humanisme       

Historiquement, l’humanisme a pris son essor à la Renaissance. Mais ses origines remontent à l’Antiquité grecque et aux fondements même du judéo-christianisme. Nous avons donc une matrice à deux têtes. Pour ce qui est du judaïsme, tout commence en mettant l’homme au centre du monde, en l’érigeant comme un être supérieur aux autres espèces du fait de son état de conscience, et d’un don de la notion de bien et de mal, donc d’une certaine éthique. L’humanité est née de la désobéissance d’Adam et Eve. Avec le christianisme, Dieu s’incarne et devient homme, humain dans la peau de Jésus. Jésus qui mettait l’Amour de l’homme, l’Amour des hommes, au-dessus de toute chose. Voilà une définition chrétienne de l’humanisme. 

Que ce soit par leurs auteurs tragiques ou leurs philosophes, les grecs célèbrent l’homme dans sa grandeur, dans son intelligence, dans ses passions, dans sa puissance. Protagoras est considéré comme un fondateur de l’humanisme de l’Antiquité avec sa citation célèbre « l’homme est la mesure de toute chose ». Mais Platon, Socrate et Aristote ont aussi développée un courant de pensée basé sur l’être humain. Platon, en tant qu’idéaliste métaphysique, s’est davantage orienté vers les modes de la pensée humaine alors qu’Aristote, son disciple, prend un autre chemin. Pour lui, l’homme doit parachever sa qualité d’homme en développant une certaine culture qui le guidera vers une certaine perfection.

Les philosophes romains aussi développent une réflexion centrée sur l’homme et sa façon d’appréhender le monde, mais ils innovent en plaçant l’homme dans l’histoire en lui faisant prendre une distance grâce à la forme fictionnelle que prennent ces récits. Nous sommes aux alentours du 5e siècle.

LE MOYEN-AGE

L’empire romain décline, l’Europe entre dans le Moyen-âge pour 1000 ans. Pendant le Moyen-âge, les humanistes sont ceux qui suivent des études d’humanités, la plupart du temps des cléricaux. A cette époque, les cadres du clergé sont des érudits, ouverts à la connaissance.

Pendant  presque 1000 ans, le christianisme s’est implanté inexorablement, on passe d’une puissance capable de structurer l’Europe à la chute de l’Empire romain à une organisation supranationale qui influence les politiques nationales ou régionales et qui pose le cadre des modes de conduite des européens (sauf des juifs) en tuant pour hérésie tous ceux qui ne s’y soumettent pas. Mais cette période n’est pas le débat du jour. J’abrège. Vers le 13e siècle, un courant de pensée émerge, la scolastique, qui veut concilier la philosophie grecque et la théologie chrétienne. On commence à parler d’humanisme chrétien qui associe foi chrétienne et raison. Mais les critiques pensent que cet humaniste est théocentrique, cad centré sur Dieu et qu’il n’est destiné qu’à calmer les ardeurs de ceux qui sont en désaccord avec la pensée chrétienne dominante de l’époque.

1000 ans après la fin de l’Antiquité, c’est l’époque de la Renaissance. Nous sommes au 15e siècle. Pourquoi s’appelle-t-elle la Renaissance ? Et bien c’est parce qu’on assiste à la renaissance de l’Antiquité gréco-romaine. Le christianisme est en crise de légitimité avec l’Empire Ottoman qui le chasse d’une partie de l’Orient et surtout de Terre Sainte, la démographie explose, la société européenne est en mutation, la bourgeoisie apparait et elle commence à imposer ses propres valeurs. Les œuvres grecques sont redécouvertes par l’intermédiaire des traductions en arabe, les œuvres latines sont à nouveau étudiées.

Le 15e siècle est ce que Harari appelle « la découverte de l’ignorance ». C’est le début de l’époque des grandes découvertes, des expéditions maritimes (1492) et de l’imprimerie. On s’aperçoit alors que le monde est grand, que la connaissance progresse.  La référence aux Écritures reste centrale et jamais remise en question. Toutefois, en Italie, berceau de la Renaissance, une nouvelle éthique qui concerne les règles de l'éducation des enfants tout autant que les vertus du citoyen : l'homme y est décrit comme à un être à la fois réfléchi (méditant le rapport entre l'utile et l'honorable) et social (mettant en balance les intérêts individuels et l'intérêt général), ceci en dehors de toute référence religieuse.

La notion selon laquelle le Beau est identique à l'Idée suprême, qui est aussi le Bien, fond le dogme chrétien dans la pensée platonicienne, contribuant à abolir la limite entre profane et sacré. Ceci contribue à inciter les mécènes à commander des œuvres d’art, ce qui explique en partie la profusion artistique de l’époque.

Au 16e siècle, les échanges marchands prennent de plus en plus d’ampleur en Europe. Ceci associé aux développements de l’imprimerie, c’est la circulation des idées qui s’accélère. La scolastique est critiquée et perd de la vitesse au profit d’un humanisme qui se veut une conception du monde à part entière, sans être limité à la conception de Dieu. C’est d’ailleurs au nom de l’humanisme que les populations indigène d’Amérique du Sud sont contraintes d’adopter les croyances européennes, pour leur propre salut, pense-t-on à l’époque.

Les découvertes et les expérimentions de Léonard de Vinci, Copernic, et d’autres encore témoignent d'une ouverture au monde sensible par l'entremise de l'expérience et du raisonnement méthodique, et constituent le fondement de la science moderne. Ce qui caractérise en premier lieu la science, c'est l'approche existentielle du monde, tant le macrocosme (l'univers) que le microcosme (l'être humain).

L’époque de la Renaissance est donc fondamentalement caractérisée par l’ouverture des champs de recherche, qui deviennent complémentaires par la même occasion.

Les LUMIERES DES 17 et 18e SIECLES

L’humanisme de la Renaissance laisse un héritage qui va se faire sentir tout au long des 17, 18 et 19e siècles (et même au-delà). En plus du développement scientifique, on observe l’émergence  sur trois niveaux : philosophique, politique et économique et social. Au niveau philosophique, l’idée selon laquelle chacun peut penser de façon autonome par rapport à la foi devient communément admise. Cette idée, aussi banale qu’elle puisse paraitre de nos jours, est une véritable révolution des mentalités, puisqu’elle amène au déisme, puis à l’agnosticisme et enfin à l’athéisme. Et comme on peut penser de façon indépendante, on peut aussi s’organiser de façon plus indépendante. Les organisations politiques se détachent petit à petit de l’emprise religieuse. Ceci ouvre la voie à la philosophie de l'homme, qui se détache des Dieux et qui cherche sa place dans le monde. Ces questionnements engagent vers un renouveau politique grâce à un nouvel idéal démocratique. Le pouvoir politique et économique glisse des mains des religieux dans les mains de la bourgeoisie. On entre dans l’ère du libéralisme. Ces changements de mains amènent de nouveaux idéaux d’émancipation qui, couplés aux avancées techniques, permettent d’amorcer un nouveau processus économique. On l’appellera plus tard la Révolution Industrielle. Cela continue d'alimenter les questions que l'homme se pose sur lui-même.

Ces évolutions prennent beaucoup de temps. Elle s’inscrivent dans un contexte particulier comme nous venons de le voir au niveau de changements sociétaux importants. Mais il faut garder à l’esprit que ces mouvements sociétaux sont également accompagnés par des évolutions dans les mentalités, souvent amorcés par les philosophes. Au 17e siècle, l’autonomisation de la pensée et de la démarche scientifique apporte une tension de plus en plus forte entre la foi et la raison. La morale et la vision de l’histoire ne sont plus du seul chef de l’autorité religieuse mais elles prennent leur autonomie. Vers la fin du 17e s., on commence à exprimer des véhémences contre l’absolutisme royal pour aller vers un système de démocratie représentative. C’est l’époque du discours de la méthode de Descartes, c’est le moment où Spinoza invite l’homme à dépasser sa basse condition en accédant au bonheur par la connaissance. Les développements scientifiques de Newton, Galilée et bien d’autres, associés aux idées philosophique de l’air du temps amènent un mode de pensée abstraite, conceptuelle. Ce siècle voit l’homme se prendre, ou se reprendre en main. Et pose les jalons pour l’arrivée du siècle des Lumières.

Le 18e, donc. Pierre angulaire de la pensée moderne, cadre philosophique fondamental et référence absolue de la Franc-maçonnerie. Selon Stéphane Pujol, « La philosophie des Lumières s'est élaborée à travers une méthode, le relativisme, et un idéal, l'universalisme »85. La confrontation de cette méthode et de cet idéal contribue à ce qu'au xviiie siècle, l'ensemble du débat philosophique oscille entre deux pôles : l'individu (tel ou tel humain, considéré dans sa singularité) et la société (la totalité des humains). C’est en cherchant à définir la place de l’homme que la philosophie des Lumières est humaniste par excellence. 4 mots pour la définir : Liberté, connaissance, histoire et bonheur. 4 concepts fondamentaux qui définissent encore aujourd’hui les axes de la pensée moderne. Pour faire simple, la liberté, c’est la liberté de penser, c’est comme le disait Kant c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières » Les différences entre les philosophes des Lumières réside dans les modalités à mettre en œuvre pour conquérir cette liberté. La connaissance, c’est la connaissance du monde, du vivant, de l’histoire et de l’homme dans l’histoire. Le 3e mot clé était l’histoire. On assiste à la naissance de la philosophie de l’histoire, on se demande si l’histoire a un sens et l’historicisme nait comme une doctrine selon laquelle les connaissances et les valeurs d'une société sont liées à son contexte historique. Et enfin le bonheur et sa recherche, qui vient se substituer au salut chrétien. Il n’est pas à espérer de salut dans l’au-delà, mais on se doit de chercher un bonheur ici et maintenant.

Les idées des Lumières sont bien dans le prolongement des idées humanistes de la Renaissance, elles deviennent des idéaux en tentant de définir l’homme, d’une part dans les positions ouvertement athées, et d’autres part, dans une dynamique empirique, cad qu’on veut du concret, de l’applicable, de l’utile. C’est dans cet esprit qu’apparait la notion de droits de l’homme d’abord en 1776 dans l’Etat de Virginie, puis en 1793 en France avec la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Mais la fin du 18 s. voit apparaître les premières désillusions et cela va perdurer au 19e s.

L’ERE INDUSTRIELLE

Les idées lumineuses des Lumières s’avèrent trop utopiques face à la montée des nationalismes, aux conflits suite à la Révolution française, aux guerres napoléoniennes, à un Etat totalitaire puis à l’esclavage et  à l’industrialisation inégalitariste qui crée une nouvelle misère. C’est le siècle du romantisme dont Baudelaire est une figure de proue et dont le magnifique pessimisme s’est réincarné dans la chair de certains de nos FF ici présent. Les romantiques critiques avec ardeur en leur opposant toute les faiblesses psychologique que l’homme rencontre et vit. Les intellectuels sont en prise avec leurs inquiétudes alors que la bourgeoisie, elle, réagit par l’action philanthropique. La Société philanthropique nait à Paris en 1780 (toujours active aujourd’hui) et elle définit ainsi ses principes : « Un des principaux devoirs des hommes est (...) de concourir au bien de (leurs) semblables, d'étendre leur bonheur, de diminuer leurs maux. (...) Voici une belle définition de l’humanisme. Certaines critiques affirment que cet humanisme revendiqué n’est rien de plus qu’une charité chrétienne laïcisée. D’autres critiquent cette bourgeoisie qui est aux commandes du pouvoir industriel et commercial et dont le but n’est que de justifier ces actions alors qu’elles ne profitent finalement que peu à l’intérêt collectif et davantage à leur intérêts directs de capitalistes. Ceci à donner naissance à un mouvement désireux d’humaniser le capitalisme, j’ai nommé le socialisme.  Ce mouvement apparaît en 1820, ils sont humanistes dans le sens qu’ils refusent que l’homme soit considéré comme un outil de production. Leur problème n’est pas l’industrialisation, ils la considèrent comme un moteur extraordinaire de progrès social. Cette foi dans le progrès met la production au service du bien-être collectif. Ce mouvement correspond à l’émergence d’un athéisme fort, à Darwin qui déclare que l’homme est le cousin du singe contredisant ainsi les théories religieuse de la création des espèces par le Créateur. C’est le moment où Karl Marx annonce que « la religion est l’opium du peuple » et où Nietzsche qui annoncera que « Dieu est mort ». La rupture entre Dieu le Père et Dieu le Concept est consommée.

 

Le 19e siècle voit émerger l’économie politique, la sociologie politique, l’économie politique, les liens entre économie et sociologie sont tissés. La psychologie prend son envol. Les démarches de recherches sont toujours plus scientifiques et objectives. Devant la profusion de domaines de recherches, Auguste Conte fait les comptes et un peu avant la première moitié du 19e, il réalise une classification entre les sciences dites « dures » (mathématiques, sciences de la vie et de la terre, etc.) et les sciences humaines. C’est l’époque de la rationalisation. A ce moment-là, c’est intéressant de voir que, autant la théologie avait été reléguée au second rang par la philosophie, autant la philosophie elle-même, trop idéalisant et pas assez pragmatique pour l’époque, se fait relayer par les nouvelles disciplines scientifiques, respectées pour leur vision du monde objective, expérimentale et pratique. L’humanisme perd à ce moment son sens d’études des humanités au profit de ce qu’il conviendra dorénavant d’appeler les sciences humaines. Mais il garde son sens de réflexion sur la place de l’homme

Cette évolution est un changement majeur pour ce qui concerne l’humanisme à partir de la fin du 19e siècle. 

 

L’HUMANISME AU 20e SIECLE

On constate tout au long du 20 e siècle une floraison de variations conceptuelles autour de l’idée d’humanisme. Les humanismes se succèdent et se juxtaposent tout au long du 20e siècle. L’humanisme marxiste est né à la mort de Karl Marx et devient une doctrine qui deviendra au fil du siècle le léninisme puis le trotskisme pour aboutir sur un humanisme révolutionnaire veut que l’homme s’accomplisse par la lutte des classe en faveur des opprimés et des exploités et par la lutte contre le capitalisme. On trouve l’humanisme chrétien qui propose une critique de la chosification de l’homme dans un monde utilitariste et productiviste. Il y a l’humanisme athée qui reproche à la religion et à la foi en Dieu d’empêcher l’humain de s’épanouir. La psychologie humaniste également arrive dans la place au début des années 40. Sa théorie de la motivation et du besoin (connue sous le nom de pyramide des besoins de Maslow) postule que l’homme est fondamentalement  bon et aussi que le comportement des hommes est régi par la satisfaction de différents besoins : viennent d'abord les besoins physiologiques élémentaires, puis les besoins de sécurité ; ensuite le besoin d’être aimé des autres puis celui d’être reconnu par eux. Chaque besoin assouvi conduit les humains à aspirer à la satisfaction d’un besoin supérieur. Au sommet de la pyramide vient le besoin d’accomplissement de soi. En parallèle, et paradoxalement, elle part de l’idée que l’homme est fondamentalement bon, qu’il peut s’autodéterminer, faire des choix personnels pour se débarrasser des conditionnements qui freinent sa liberté. Et on voit bien que ça vient plutôt en contradiction avec la théorie de la satisfaction des besoins. L’humanisme scientiste dans les années 50, promeut l'idée que les humains sont désormais capables de dépasser leur condition grâce à la science et aux moyens techniques. Vous voyez comment celui-ci va évoluer, j’y reviendrai tout à l’heure.

Ironie de l’histoire, quelques années plus tard, après la découverte des camps de concentration et l’utilisation de la bombe atomique, le mouvement humaniste dans toute sa diversité prend un sérieux coup avec ce qu’on appellera la faillite de la raison. Les intellectuels au sortir de la guerre se demandent comment il est possible que la raison ait été défaillante au point de ne pas pouvoir anticiper la barbarie puis empêcher qu'elle perdure. A ce moment, on se demande si le mot humanisme a encore du sens.

 

LA CRISE DE L’HUMANISME

La deuxième moitié du 20e siècle est, à mes yeux une période transition. Les guerres mondiales et la guerre froide, les régimes totalitaires et les crises économiques ont marqué au fer rouge les mentalités et ébranlent à nouveau les repères. Le premier résultat est que les courants humanistes de la première moitié du 20e sont mis face à leurs incohérences et ses contradictions du coup elles perdent de la vitesse.

Au cours de cette seconde moitié du 20e siècle la pensée humaniste se transforme. Ce n’est plus seulement l’homme et sa place dans le monde qui sont l’objet d’étude, mais l’humanisme en tant que tel.

Et alors que les mentalités sont encore sous le choc, c’est l’avènement de la société de consommation qui trouve son salut dans la consommation à outrance. Les penseurs humanistes de l’époque dénoncent l’antihumanisme d’une société qui non seulement ne provoque pas l’émancipation des individus mais au contraire les assujettit à un fort désir de consommer et génère une uniformisation des modes de vie, un nivellement des consciences. La critique du consumérisme est bien faible face au rouleau compresseur de la société de consommation qui modifie fondamentalement la nature de la société et le rapport de l’homme à la technique. Ce développement de la consommation s’accompagne par le développement technique et certains humanistes rejettent la technique en tant que source d’asservissement de l’homme. Mais face à cela, Heidegger a une position intéressante, souvent considérée comme antihumaniste, mais en réalité les choses sont plus complexes. Je vais vous citer l’analyse qu’en fait Jean-Claude Guillebaud: « Pour Heidegger, le désenchantement du monde, son asservissement par la technique, l'assujettissement de l'humanitas à la rationalité marchande ne sont pas des atteintes portées à l'humanisme, mais l'aboutissement de l'humanisme lui-même. C'est-à-dire du projet d'artificialisation complète de la nature par la culture humaine, d'un arraisonnement du naturel par le culturel, d'une volonté de maîtrise absolue du réel par la rationalité humaine. (...) Pour Heidegger, la science, la technique, la technoscience, ne constituent en rien un naufrage de l'humanisme traditionnel, mais tout au contraire son étrange triomphe. »

Par ailleurs, l’humanisme politique qui divise l’humanité en deux camps, le capitalisme et le socialisme, amorce progressivement sa décadence jusqu’à l’échec de l'idéal socialiste. Cet échec entraîne avec lui la mort lente de l’humanisme politique qui est accélérée dès les années 80 par la montée en toute puissante d’un libéralisme ravageur pour la pensée humaniste. Tout cela a pour effet de faire perdre confiance en la société pour résoudre les questions humanistes, et peu à peu s’opère une individuation de la société (Ce qui différencie un individu d'un autre de la même espèce, le fait exister comme individu.) En parallèle de cela, s’opère l'institutionnalisation de l’humanisme, qui devient de l’humanitaire par la création en 1948 de l’ONU qui adopte la déclaration des droits de l’homme comme idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations pour favoriser la progression de l’homme et de l’ordre, puis l’UNESCO en 1952.

C’est aussi l’époque de la montée des critiques de l’humanisme et les appels pour un nouvel humanisme. Debord estime que, complètement immergés dans la société de consommation et l'univers des mass media, les humains sont façonnés par eux, « aliénés », au point de devenir des « barbares ». Pour lui, l’humanisme n’est plus.  Foucault va plus loin en disant que l’humanisme n’a jamais été qu’une illusion occidentale, une croyance culturelle. On ne retrouve pas d’humanisme dans d’autres cultures du monde. Mais certains comme Jean-Michel Besnier continuent d’y croire et œuvrent pour un humanisme paradoxal et tragique, non dogmatique : «  Ayons le courage d'admettre que l'homme est méchant et naturellement égoïste, que la culture ne le met pas à l'abri des régressions vers la barbarie; Un pessimisme actif vaut mieux qu'un optimisme béat, la régulation des conflits est préférable au confort éphémère des consensus »

La pensée humaniste est à l’agonie, discréditée, elle n’arrive plus à penser l’homme dans une société de plus en plus complexe. Cependant, la pensée ne s’arrête jamais et le progrès technique pousse les intellectuels à se poser la question de l’articulation entre l’homme et la technique.

 

L’AVENEMENT DU POST-HUMANISME

A la toute fin du 20e siècle, l’humanisme à bout de souffle va se métamorphoser en post-humanisme. En 1998, dans son essai Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur l'humanisme de Heidegger, le philosophe Peter Sloterdijk va porter le coup de grâce. Il considère que l'humanisme, par l'intermédiaire des livres, a longtemps servi aux hommes à se donner une consistance, une raison d'être, une bonne conscience : cela leur a permis de « se domestiquer ». Mais l'avènement de la culture de masse et la prétendue « révolution » numérique clôturent définitivement cette époque : le temps de l'humanisme est révolu, ridiculisé par la pensée dominante. Il l'est d'autant plus que, malgré les bonnes intentions qu'il affichait, il a dégénéré en bolchévisme ou en fascisme. Alors qu’est-ce que le post-humanisme.? C’est un courant de pensée qui traite du rapport de l'humain aux technologies (biotechnologies incluses) et du changement radical et inéluctable que cette relation a provoqué ou risque de provoquer dans l'avenir. Dans le sillage du post-humanisme, on trouve le transhumanisme. Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel international qui prône l'usage des sciences et des techniques afin d'améliorer la condition humaine notamment par l'augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains. Au 21e siècle, le post-humanisme déplace aussi le débat sur la question de l’humanité, à une époque où les humains peuvent changer de sexe ou de genre, où les humains peuvent communiquer avec les robots, les robots peuvent échanger de l’information entre eux, où la génétique permet des modifications fondamentales de nature, une époque où les frontières du cadre social sont en profonde mutation à cause des réseaux sociaux.

 

Il est intéressant de constater qu’on se trouve maintenant au niveau de l’individu. L’humanisme a d’abord pensé la place de l’homme par rapport à Dieu, puis la place de l’homme dans sa société. Mais le post-humanisme pense l’homme par rapport à lui-même. L’assassin de Dieu veut devenir Dieu lui-même. C’est l’avènement de sa toute-puissance.

Après avoir exploré le spectre de la pensée humaniste à travers les temps, que nous dit la franc-maçonnerie? Que retient la FM de la notion d’humanisme dont elle se veut porteuse.

Tout d’abord, j’ai consulté les Constitutions d’Anderson. Rien. Bon. J’ai regardé les rituels du GODH, de la Grande Loge, rite français, REAA: rien. Aucune référence à humanisme, humaniste, humain.

J’ai regardé les mémentos des 3 grades au GODF et là, surprise! Dans le mémento de l’Apprenti j’ai trouvé page 32 un article qui concerne la Fondation du GODH: La Fondation du GODF a plus particulièrement pour but d’apporter une aide matérielle et morale soit directement, soit en soutenant des instances profanes dont les actions sont en adéquation avec nos principes humanistes (respect des droits de l’Homme, défense des Institutions laïques et républicaines). Puis plus loin dans ce même mémento, il y a un bref historique de la FM dont le premier chapitre porte sur les sources philosophiques de la FM et ses origines. Voici ce qui est dit à la page 33: “Tout au long de la période médiévale, certaines tendances du christianisme attestent la permanence de thèmes et de recherches. Parmi ceux-ci, le désir évangélique de justice sociale et d’égalité, l’affirmation de la primauté de l’Amour et le refus de la violence, la perpétuation de certaines règles de groupes et une quête de Connaissance – y compris avec une part de rationalité et des revendications de libre-arbitre – sont des traits fréquents. La franc-maçonnerie va plus ou moins consciemment assumer cet héritage et l’amalgamer à la dynamique humaniste de la Renaissance et aux importantes évolutions philosophiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle ajoutera au passage des éléments tirés de l’imaginaire chevaleresque, tel qu’il perdure en France à la fin de  l’Ancien Régime.”

Dès la fin du 18e, la FM a bien installé son cadre, sa genèse et elle commence à faire évoluer ses sujets de réflexion. On observe alors des évolutions philosophiques sous forme de préoccupations humanistes.

A la question, qu’est-ce que la FM?, le GODF précise comme un élément de réponse qu’on doit aussi considérer trois composantes qui, selon des proportions variables, définissent la franc-maçonnerie. A savoir: une société à la fois fraternelle, initiatique et humaniste. Et on nous livre concrètement cette définition de l’humanisme maçonnique: “la franc-maçonnerie est une instance humaniste, un lieu de résonance sociale et de réflexion sur le Monde, un corps historique impliqué. Elle, ou le plus souvent les francs-maçons en tant qu’individus, sont présents et engagés dans la Cité. Cela pousse à améliorer à la fois l’Homme et la Société, à étendre les liens de la fraternité maçonnique sur toute la surface de la terre, à traduire en combats l’exigence humaniste pour la Liberté, la Paix et la Justice.” Difficile de faire plus clair.

Arrivé à cette partie de la planche où je vous ai annoncé que je vous livrerai une synthèse personnelle de ce que représente pour moi l’humanisme, je me retrouve bien gêné. Parce que les sources que j’ai consultées et les nouvelles connaissances que j’ai pu accumuler ont bousculé la représentation que je me faisais de l’humanisme.

A vrai dire, je ne sais même plus si l’humanisme existe. Peut-être n’est-il en effet qu’une illusion, une croyance pour nous aider à donner une contenance, un sens même, sait-on jamais. Mais qu’on en ait conscience ou non, tout n’est qu’illusion et croyance dans notre bas monde. Alors partons du postulat que l’humanisme existe, mais que tout le monde y va de sa propre définition. Voici ce que je mets dans ma conception de l’humanisme:

  • un ensemble de valeurs positives qui favorise les rapports constructifs des humains entre eux et avec leur environnement social et naturel. En d’autres termes, je crois en une éthique humaine dont la loyauté, la bienveillance, la probité, l’équité, la tempérance sont quelques-unes des valeurs fondamentales qui, dans l’idéal, contribuent à un monde où les hommes vivraient mieux les uns avec les autres.
  • un ensemble d’actions à mener et à encourager pour faire rayonner ces valeurs

De mon point de vue, on ne peut pas avoir confiance dans les hautes sphères de décideurs pour initier les changements importants et nécessaires qui rendraient notre monde fondamentalement meilleur. C’est pourquoi je ne crois pas en la politique des partis ou des gouvernements. En revanche, et c’est ce que propose la FM dans une certaine mesure, je crois dans les communautés ou des groupes locaux, soudés et forts pour faire vivre et éprouver leurs valeurs au sein de leur communauté, pour ensuite appliquer ces valeurs et qui sait, peut-être inspirer d’autres personnes pour qu’elles commencent à réadapter certains modes de pensées et certains actions.

Ca peut faire penser au monde des bisounours, mais c’est bien aux individus de devenir responsables et d’assumer leur rôle modeste mais essentiel dans la société. Je suis donc partisan d’un humanisme que je voudrais pragmatique et efficace. C’est-à-dire celui qu’on peut et qu’on veut appliquer pour donner du sens à notre réflexion et à nos actions.

Mais quelle place réserver au post-humanisme, à cet humanisme de l’individu tout-puissant dans sa bulle, isolé de ses congénères? Il serait inconscient de rejeter le post-humanisme, il est le fruit de tout ce qui le précède. C’est un fait, sa pensée se développe, avec ou sans nous. Personnellement, ca soulève chez moi beaucoup d’inquiétude et d’interrogation sur les frontières de plus en plus floues qui existent entre l’humain et la machine. Le danger est grand d’outrepasser des frontières éthiques irréversibles. Un garde-fou est nécessaire pour éviter la fuite en avant. Un système de contrepoids est nécessaire pour envisager les évolutions à venir. Alors est-ce qu’un système de valeurs et d’actions qui vise à des relations humaines équilibrées et consensuelles, qui limitent les effets néfastes de la société de consommation moderne sur l’aliénation de l’esprit critique pourraient être un idéal intéressant. En même temps, c’est un bel idéal qui peut prêter à sourire tellement on en devine l’inaccessibilité. Cécile Coulon dit ceci : l’humanité, c’est la grandeur de l’homme, c’est vouloir faire même si on sait qu’on va perdre à la fin. Alors même si la route est longue et sinueuse, n’est-ce pas le rôle de l’idéal, de nous montrer le chemin?

Humanisme, humanismes

Rédigé par FR2

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