La Pierre brute

Publié le 6 Février 2022

La Pierre brute

Depuis la nuit des Temps, l’Homme a utilisé la pierre, que ce soit pour faire du feu, des armes, des bijoux, ou pour établir un lien avec le divin, comme en témoignent les autels ou les sites mégalithiques. Des Tables de la Loi à la construction d’édifices comme les pyramides d’Égypte ou les cathédrales de nos villes, la pierre a toujours été présente lors des évènements majeurs, pour l’Homme et l’Humanité. Première pierre ou pierre d’autel, elle sera plus tard, objet et but de nombreuses démarches initiatiques maçonniques.

Vous l’avez compris, je vais traiter ce midi de « La Pierre Brute ». Dans un premier temps, je vais réfléchir sur ce qu’est la « Pierre » et à quoi elle est destinée dans le monde profane. J’essaierai dans un second temps de mieux appréhender la métaphore de la « Pierre Brute » dans le cadre de la FM et je terminerai plus particulièrement sur la nature de ma propre Pierre.

  1. La Pierre brute dans le monde profane, nature et place ?

Dans le village où j’habitais pendant quelques années avant de venir ici comme partout ailleurs, les bâtisseurs d’habitations ou d’édifices sacrés sont confrontés au choix de la pierre à utiliser qui s’adaptera le mieux au besoin requis. Dans tous les cas de figure, pour la base de l’édifice, on choisira des pierres très solides capables de porter le bâtiment. La base d’un édifice sera faite de blocs taillés. Ensuite suivant l’importance de l’édifice, on choisira des pierres de qualité différentes.

Pour une habitation simple, on se contentera de pierres suffisamment friables pour lui donner grossièrement sa place au milieu des autres, le ciment étant de toute façon requis pour faire le liant. Ce plâtre sera réinséré en couches successives lors des multiples travaux de réparation de cette habitation. La solidité du bâtiment sera alors limitée dans le temps.

Pour un édifice plus travaillé, les pierres seront soigneusement choisies. On prendra certes des pierres agréables à regarder (le marbre par exemple), mais surtout suffisamment solides pour résister aux pressions naturelles et suffisamment tendres pour que l’on puisse les travailler pour leur donner leur place au sein de l’édifice. Un bel ensemble sera composé de pierres aux caractéristiques différentes, certaines se prêtant plus à une place dans l’édifice que d’autres: les pierres servant de base ne seront pas forcément les mêmes que celles du toit ou des frontons. Le bâtiment ainsi fini n’aura vu que très peu l’utilisation du ciment et pourra rester des siècles durant sans nécessiter d’intervention pour le réparer ou le restaurer.

Une « société partiellement civilisée, où les vérités essentielles sont entourées d’ombres épaisses, où les préjugés et l’ignorance dominent » peut être comparée à une habitation simple. Ses membres, pierres brutes plus ou moins bien taillées, participent à un édifice qui nécessite sans cesse d’être cimenté, restauré, réparé. Des coups de ciseaux inachevés ou imprécis laissent penser que des pierres sont taillées et résisteront au temps. Elles sont de toute façon trop peu nombreuses pour éviter les constants et incessants rafistolages dus à des trous béants dans l’édifice parce qu’à certains endroits capitaux les pierres n’ont pas été choisies ou n’ont pas été taillées.

Les édifices plus durables où les pierres sont préalablement soigneusement choisies pourront être comparés à un monde idéal que nous espérons bâtir en loge. Dans une société initiatique qui cherche le parfait, les pierres brutes choisies sont étudiées et surtout travaillées avant de prendre leur place dans l’édifice.

  1. Que symbolise la Pierre brute en franc-maçonnerie ? Pourquoi faut-il dégrossir la pierre brute ? il convient de bien comprendre ici ce qu’est la pierre brute et ce qu’elle est destinée à devenir.

Après l’initiation, le premier travail de l’Apprenti consiste à frapper trois coups symboliques avec le maillet et le ciseau sur la pierre brute.

Ainsi, le travail de l’Apprenti consiste à dégrossir la pierre brute, à lui donner une forme géométrique (elle est destinée à devenir un cube), c’est-à-dire un sens et une utilité, ce qui lui permettra de s’insérer dans l’édifice, autrement dit le cosmos.

Dans l’instruction au Premier degré, on peut lire :

A quoi travaillent les Apprentis ?

A dégrossir la Pierre brute afin de la dépouiller de ses aspérités et à la rapprocher d’une forme en rapport avec sa destination.

Quelle est donc cette Pierre brute ?

C’est le Profane, produit grossier de la nature, que l’Art de la Franc-maçonnerie doit polir et transformer.

La pierre brute serait donc l’image de l’individu non-initié, non encore transformé. C’est l’idée que cet individu porte en lui la perfection, mais sous une forme pour l’instant inconnue et invisible : il lui faudra retirer une certaine quantité de matière pour trouver ce qu’il y a de « vrai » au fond de lui.

Reste à savoir de quoi est réellement faite la pierre brute, et quelle est la nature de cette « matière en trop » qui cache la perfection.

La pierre brute en franc-maçonnerie est l’état de l’individu avant qu’il ait commencé le travail sur lui-même. Le profane est assimilé à la pierre « grossière » ou « vulgaire » car :

  • il ne se connaît pas lui-même : il ignore que la plupart de ses pensées sont subies, conditionnées par une infinité de facteurs inconnus et non maîtrisés, parmi lesquels les prédispositions génétiques, l’éducation reçue, l’héritage culturel, social et familial, les habitudes, les fréquentations, le vécu, etc.
  • il vit dans l’illusion : il se croit un être séparé et autonome ; il pense avoir raison, il croit détenir la vérité et la connaissance contre les autres.

Au final, l’être grossier (« brut ») est inconscient et orgueilleux. Il ignore ce qui le détermine. Il est esclave de ses certitudes et de ses préjugés. Il se met au-dessus ou à l’écart des autres : sa personnalité ne peut s’insérer dans l’édifice humain.

Par conséquent, si la pierre brute est passive et inconsciente, la pierre taillée est au contraire active et consciente. Sa forme régulière constitue son sens et son utilité. Ainsi le franc-maçon peut trouver sa place dans le monde ainsi que le sens de sa vie.

Tailler sa pierre, c’est opérer un recentrage par rapport aux lois de l’univers. C’est faire preuve de lucidité et d’humilité en reconnaissant la part de vérité chez l’autre autant qu’en soi-même. C’est tenter de comprendre au lieu de rejeter et de juger. C’est abandonner tout ce qui peut faire obstacle à l’évidence : l’orgueil, les préjugés, les certitudes.

Le passage de la pierre brute à la pierre taillée symbolise donc l’individu qui est passé de l’état profane à celui d’initié, c’est-à-dire d’être conscient de ce qu’il est, et donc de sa véritable place dans le monde.

Tailler la pierre brute, c’est faire l’effort de mieux se connaître. Cela renvoie directement à la formule VITRIOL : Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem, autrement dit : “ Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée ”.

La « pierre cachée » est la pierre cubique qui se trouve prise, invisible, dans la pierre brute. C’est celle qui s’insérera parfaitement dans l’édifice cosmique, une fois que le franc-maçon aura trouvé le chemin de la vérité.

En alchimie, cette pierre est la Pierre philosophale. La Pierre philosophale n’est pas une substance mystérieuse qui permettrait de transformer le plomb en or, mais elle est le résultat de la transformation de l’alchimiste lui-même : auparavant pierre brute, il est devenu Pierre philosophale, c’est-à-dire pierre universelle, ouverte, lucide et désillusionnée.

Il s’agit d’une pierre translucide, qui se laisse traverser par toutes les énergies du cosmos : plus rien désormais ne fait obstacle à la Lumière, puisque l’ego a été dissout.

  1. La Pierre brute… selon moi

Habitué à ne faire qu’écouter les planches de mes FF sans plancher moi-même, je ne cacherai pas les difficultés que j’ai rencontrées à écrire cette première planche symbolique, ne voyant pas bien ce que je pourrais apporter de nouveau en particulier aux plus anciens des maîtres de cette loge rompus au maniement des symboles. Les rôles sont ici inversés, c’est moi qui ai tout à apprendre, d’où un certain sentiment d’impuissance et même de désarroi face à la tâche qui m’est demandée. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre et accepter ce qui m’apparaissait comme une contradiction, à savoir le fait de devoir présenter en public un travail qui s’adressait avant tout à moi-même. Mais il est sans doute vrai que les errements et tâtonnements de tout novice peuvent être aussi instructifs pour tous ceux qui ne désespèrent pas de peaufiner encore le travail sur eux-mêmes entrepris il y a si longtemps de cela. Je vous livre donc à l’état brut l’avancée de ma réflexion, un point de vue le plus sincère possible et sans doute bien naïf après deux ans passés parmi vous.

Le choix de la pierre brute à dégrossir s’est très tôt imposé à moi, sans doute, motivé par l’aspect naturel de ce matériau auquel j’ai été confronté dès mon adolescence quand il s’agissait de débarrasser les champs fraîchement labourés par mes grands-pères de tous ces cailloux stériles pour les placer ensuite sur les chemins afin d’accéder plus aisément aux cultures. Ce qui montrait déjà que même à l’état brut, le moindre caillou d’apparence modeste peut se révéler utile à condition de trouver la place qui lui convient. Et bizarrement, j’ai toujours éprouvé un certain plaisir à passer mes journées à déplacer toutes ces pierres qui finissaient par m’écorcher les mains.

Malgré sa dureté et ses aspérités, la pierre a en effet un aspect charnel qui se révèle au contact de la main de celui qui s’en saisit. Ce n’est pas un hasard si les vêtements sont le plus souvent absents des sculptures, alors qu’en peinture, le nu n’est apparu que tardivement. Outre sa connotation sensuelle, c’est la beauté de la pierre qui m’a séduit, préférant l’aspect esthétique - tailler pour embellir - au côté fonctionnel du travail sur la pierre - tailler pour bâtir. La pierre s’offre au regard, et ses différentes facettes sont mises en valeur par l’éclat du soleil. Taillée avec soin, la pierre finira par prendre sous l’éclairage qui lui convient des airs reposants et rassurants. Si je devais trouver un modèle précis pour diriger mon ciseau, je le prendrais dans ces personnes rencontrées au fil des ans et dont l’assurance tranquille reflète une sérénité, une clairvoyance, un équilibre intérieur, une sorte de solide sagesse toujours prête à se mettre au service des autres. Ayant su s’affranchir des vicissitudes de la vie quotidienne, ces hommes que j’admire semblent opposer une immense sérénité aux flammes des passions : par leur persévérance et leur travail, ils semblent avoir refait avec succès le troisième voyage et cette purification par le feu que j’ai découvert lors de mon initiation.

Ces « maîtres à penser » ont compris que leur force n’avait de sens que mise au service des autres dont l’avis leur semble étonnamment nécessaire. Et il est vrai qu’un certain recul est indispensable au maçon qui taille sa pierre pour apprécier le travail accompli et distinguer les imperfections, les irrégularités restantes. D’où la nécessité d’un regard différent sur l’œuvre en construction. Ce regard est celui de l’apprenti qui sans cesse rappelle au maître combien son art est difficile, mais surtout combien il est difficile de faire preuve de pédagogie pour transmettre les règles et les connaissances acquises. Le métier de tailleur de pierres a quasiment disparu et celui qui veut l’apprendre se retrouve aujourd’hui bien démuni. Et celui qui sait, mais se montre incapable de transmettre son savoir, risque de voir disparaître avec lui tous les fruits du travail d’une vie. A quoi sert de savoir si l’on garde ses connaissances pour soi ? J’en ai connu plus d’un, de ces profs brillants dans leur matière, mais incapables d’éveiller la moindre lueur d’intérêt chez leurs élèves.

Méfions-nous de l’éclat trop vif d’une pierre trop bien polie. Car tailler la pierre est un art subtil. En la débarrassant de ce qu’il considère comme des défauts, le tailleur maladroit peut la priver de tout ce qui faisait son originalité et lui ôter tout son sens. Dans la tradition hébraïque, le passage de la pierre brute requise pour les autels à la pierre taillée, dans la construction du Temple de Salomon, marque une sédentarisation du peuple élu, sédentarisation ressentie non pas comme un progrès, mais comme une stagnation, un immobilisme dangereux. Dans la Bible, la taille désacralise l’œuvre de Dieu et symbolise l’action humaine substituée à l’énergie créatrice. Le terme « dégrossir » plutôt que « tailler » me convient parfaitement. Devenue trop lisse, trop « parfaite », la pierre perd de son authenticité. Aujourd’hui, la pierre se découpe à la machine. Il n’est plus possible de distinguer un bloc d’un autre, elle se trouve « dépersonnalisée », vidée de son sens, à l’image du monde actuel où l’individu a tendance à être dégradé au rang de numéro, ravalé au niveau de simple outil sans existence propre, sans autre raison d’être que de servir un système qui finira par l’étouffer.

Certes, une pierre isolée n’est rien. Elle n’a d’utilité que comprise dans un ensemble. Dans les cols des Andes péruviennes comme dans le Cantal sur le flanc Est du Puy Griou, la coutume veut que les voyageurs ajoutent une pierre à des tas qui, avec le temps, prennent des dimensions pyramidales. Sans doute faut-il voir dans cette tradition une illustration de la conscience collective. Pour un apprenti, il est réconfortant de se sentir comme faisant partie d’un tout. Solidement encadré, il sait que les autres sont prêts à corriger ses erreurs qui pourraient mettre en péril la solidité de l’édifice. Le mur ainsi constitué trouve son assise en terre - vers la fameuse pierre cachée des sages -, mais il s’élève vers le soleil en quête de lumière, dans la lignée des pierres dressées de nos ancêtres de Carnac, Stonehenge ou autres.

Mais l’emploi de la pierre trouve son couronnement quand il dépasse le simple empilement d’éléments semblables disposés selon une même orientation. Ce qui parachève la beauté de l’édifice, c’est quand il s’agit d’une construction résultant de forces orientées différemment comme c’est le cas dans les voûtes de nos caves ou les ogives de nos cathédrales. La solidité de l’ensemble naît de la convergence de ces deux groupes de forces opposées en un seul point : la clef de voûte dont le rôle stabilisateur n’est pas sans rappeler la chaleureuse assurance de certain vénérable. Notre diversité fait notre richesse. Nous ne devons pas apprendre à devenir comme les autres, mais bien à accepter cette différence. Dégrossir sa propre pierre ne devrait avoir pour but que de nous permettre de vivre ensemble dans une tolérance mutuelle qui, peut-être, nous éviterait de revivre les ébranlements tragiques qu’a connus le monde au cours du siècle passé.

Car pourquoi s’acharner à dégrossir notre pierre ? Quel but poursuivons-nous au juste ? Nous faut-il tous devenir des « Mère Teresa » dont le courage et le don de soi n’ont certes pas d’égal chez nous, mais dont le dévouement n’a pourtant peut-être pas fait autant pour le genre humain que tel ou tel homme d’état dont l’action politique a souvent été rendue possible par des compromis plus ou moins louches ? Parmi tous nos découvreurs de vaccins ayant sauvé la vie à des millions de gens, parmi tous ceux qui ont lutté contre l’esclavagisme, qui luttent encore contre le travail des enfants ou pour tant d’autres nobles causes, on ne devait pas trouver que des modèles de vertu ! Et certains soirs d’agapes un peu trop conviviales, je ne pense pas être un modèle d’exemplarité, sans pour cela être obsédé par les remords. Se connaître soi-même. Pourtant j’ai l’impression de ne me connaître que trop bien. Je ne crois guère me leurrer sur mes défauts, mes points faibles ; je vois bien les endroits où pointer le ciseau en priorité. « Dégrossissement de la pierre brute, autrement dit formation de l’individu en vue de l’exact accomplissement de sa fonction humanitaire et sociale ». Que voilà une belle définition ! Mais que ma pierre à moi me semble très dure. On m’a bien mis un maillet et un ciseau en main, mais le maniement de ces instruments me semble bien délicat. Encore englué dans mes certitudes de profane et surtout dans mes habitudes professionnelles, façonné par le long apprentissage de mon métier de commerçant, il ne m’a pas été facile d’accepter sans broncher une remise en question radicale de mes méthodes de travail, et que d’efforts sont nécessaires pour tenter de sortir de mon enveloppe afin de déchiffrer le monde et trouver un sens plus profond à ma propre existence. A mes débuts parmi vous, je cherchais un mode d’emploi, j’avais besoin de recettes, de ficelles, je souhaitais un moule tout fait, oubliant que la taille de la pierre exclut la technique du moulage. Tailler, c’est enlever, alléger, sans possibilité d’ajouter. Chez le sculpteur, pas de place pour le repentir. D’où la nécessité d’avancer avec une extrême prudence, en faisant preuve de patience sans laquelle le moindre coup précipité pourrait être synonyme de mutilation irréparable.

Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin la comparaison, le travail sur soi laisse en effet place à l’erreur, aux remises en question des acquis, et la rémission est toujours possible. A la différence de l’artiste qui doit bien à un moment donné s’arrêter de travailler sur son œuvre lorsqu’il décide, moment sans doute au combien difficile, qu’il la considère comme achevée, la pierre, des éternels apprentis que nous sommes, n’est jamais totalement dégrossie. L’action de l’air et de l’eau sur elle peut certes la purifier en la débarrassant de certains résidus, mais elle signifie aussi une érosion lente, insidieuse, qui peut, entraîner une irrémédiable désagrégation si l’on n’y prend garde. Et cette nécessaire vigilance à l’égard de soi-même est évidemment d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’elle s’inscrit dans la durée. Pauvre Sisyphe roulant éternellement sa pierre qui ne cesse de redégringoler sitôt atteint le sommet de la colline, je vois bien combien il est long et rude, ce chemin parsemé de tous les grains que mes efforts ont arrachés à la pierre un à un, au fil du temps qui s’écoule comme les grains dans le sablier. Et que de persévérance me sera encore nécessaire pour que ma pierre finisse par trouver sa place dans l’œuvre commune avant de redevenir poussière.

J’ai dit.

 

La Pierre brute

Rédigé par FR2

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